vendredi 5 juin 2009

Oxford Duck Soup : Editeurs de périodiques scientifiques, « encore un effort pour être révolutionnaire »*

* En hommage au film de René Viennet « Chinois. Encore un effort pour être révolutionnaire », 1977, première et hilarante histoire anti-maoïste de la Chine maoïste.

Oxford University Press vient d’annoncer une nouvelle politique commerciale : à partir de 2010, le prix de la version en ligne sera le prix de base pour les périodiques scientifiques qu’elle publie. La version papier seule sera facturée à 110 % et l’abonnement combinant papier et électronique, à 120 %. L’éditeur qui rappelle que sa « mission est d’apporter la recherche de la plus haute qualité au public le plus large », affirme être engagé à veiller que ses prix « demeurent équitables et concurrentiels ». Il n’y aura pas d’augmentation de prix entre 2009 et 2010 « pour la majorité des titres » (sic).

Les pressions sur les budgets des bibliothèques et la crise économique rendraient-elles les éditeurs commerciaux plus sensibles aux préoccupations des bibliothécaires et du monde savant, et seraient-ils aujourd’hui plus soucieux de l’accès le plus large au savoir, après plusieurs décennies d’inflation du coût des publications scientifiques, toujours bien supérieure à l’inflation générale, quand elle n’atteignait pas deux chiffres ? Le modèle commercial proposé par OUP mérite qu’on s’y attarde car il annonce peut-être une évolution décisive du marché des publications scientifiques. La ventilation des coûts de production dans le domaine de l’édition scientifique est mal connue et peu étudiée par la littérature. La marge brute moyenne est estimée à 34 % environ, mais peut évidemment varier selon la nature et les finalités de l’éditeur ; les coûts proprement dits se répartissent entre la production (58 %), les frais postaux (6 %) et les frais de distribution (2 %).

Il n’y a pas d’accord général sur le fait de savoir si les coûts variables sont plus élevés pour l’édition sur papier que pour l’édition électronique. En 1998, Stevan Harnad évoquait des différences de coût en faveur de l’électronique de l’ordre de 30 à 70 %, mais les éditeurs scientifiques eux-mêmes assurent qu’il n’y a pas de différence significative entre les deux modes de publication, les coûts variables de l’une (édition numérique et diffusion via un serveur informatique) étant aussi élevés que ceux de la seconde (coût du papier, de l’impression, de la distribution et du stock).

On reconnaît ici des arguments invoqués récemment par les ‘majeurs’ de l’édition française en matière de prix des livres électroniques. À titre de comparaison, Courts and conflict in Twelfth-Century Tuscany de Chris Wickham, publié par OUP peut être acheté en version numérique avec un rabais officiel de l’éditeur de 20 % et un prix ‘Kindle edition’ de 35 %... !

Durant deux décennies de coexistence entre papier et électronique, l’abonnement ‘papier’ a servi de base de calcul (y compris pour déterminer les coûts d’accès aux bouquets commerciaux de périodiques). Le rabais pour un abonnement électronique était en général de 10 %. OUP pratiquait en 2009 un prix identique pour les versions ‘online only’ et ‘print only’, le prix combiné étant supérieur d’à peine 5 %. Ce nouveau modèle est donc l’occasion :
  1. de passer à un modèle ‘electronic only’ en adoptant comme base, les coûts générés par la technologie précédente de l’édition papier (en Belgique, ajouter 21 % de TVA, contre 6 % pour le papier).
  2. de facturer ‘plus cher’ (malgré l’argument évoqué par beaucoup d’éditeurs de l’équivalence des coûts de production du papier et de l’électronique), la version papier (+ 10 %, ce qui correspond à peu près aux coûts générés par la distribution et les frais postaux).
  3. de rendre le produit combiné inabordable pour la plupart des bibliothèques, avec une hausse de 20 %.
L’apparition de la typographie a constitué l’événement majeur de l’histoire du livre occidental, avant l’apparition de l’édition numérique. La publication de la Bible de Gutenberg a ouvert une période de transition d’une soixantaine d’années que Carla Bozzolo et Ezio Ornato (dans "Les bibliothèques entre le manuscrit et l’imprimé", Histoire des bibliothèques françaises, 1, Paris, 1989, pp. 333-347) ont proposé de diviser en trois phases successives. Depuis l’apparition du livre numérique, nous avons vécu une première phase analogue : imprimé et numérique ont cohabité au niveau de la fabrication, mais graduellement le numérique a pris l’avantage. Aujourd’hui (et toujours par analogie avec la première révolution du livre), le numérique s’apprête à dominer entièrement le terrain de la production marchande. Au début du XVIe siècle, la typographie avait multiplié par quatre la taille des bibliothèques. On peut penser que les avantages en termes de capacité et de coût de production du livre imprimé ont joué un rôle décisif dans cette croissance, dans la mesure où les imprimeurs ont répercuté sur les acheteurs les gains de coût et de productivité entraînés par la révolution typographique. En ira-t-il de même demain, entre les éditeurs commerciaux et les consommateurs, savants et bibliothécaires ? On peut en douter en pensant aux dernières décennies de sur-inflation et en examinant le modèle de prix proposé par OUP aujourd’hui !

La véritable révolution naîtra-t-elle de l’émergence de nouveaux acteurs sociaux ? Au XVIe siècle, le typographe a définitivement évincé le copiste. Aujourd’hui, sans ‘un effort supplémentaire pour être révolutionnaire’ de la part des acteurs traditionnels de l’édition scientifique, l’auteur et ses pairs pourraient bien, grâce aux modèles d’Open Access et d’édition collaborative, évincer l’éditeur. Pour adopter la posture pragmatique de Deng Xiaoping, un bon chat typographe pourrait encore attraper des souris de bibliothèques en imitant les émules de Gutenberg : à marge brute équivalente, on parie volontiers que la diminution de prix des périodiques scientifiques pourraient atteindre 30 à 35 %, ce qui enraierait le cercle vicieux ‘inflation/désabonnement’ et permettrait aux bibliothèques d’absorber plus facilement les coûts d’adaptation de leurs services à une clientèle de lecteurs numériques. Quant au chat européen (après avoir cédé aux restaurateurs), il supprimerait dans la volée les taux normaux de TVA sur l’édition numérique ou rembourserait la TVA aux universités… !

À la réflexion, il est sans doute plus réaliste que les souris évincent les typographes.


Jean-Pierre Devroey, directeur des Archives & Bibliothèques de l'ULB

NB : Pour plus d'informations sur le sujet de la crise de la publication scientifique, voir le rapport Study on the economic and technical evolution of the scientific publication markets in Europe et le site web des Bibliothèques.

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